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Petite nouvelle à faire mourir… de peur

 

 

 

Petite nouvelle à faire mourir… de peur

Préface

Je travaille depuis quinze ans auprès d’adolescents autistes. Ce parcours n’a pas toujours été un chemin tranquille. Il y a eu de nombreuses embûches : peurs, douleurs, doutes, colères, fatigues, désespoirs. Mais ce qui a, aussi et surtout, animé ces années, a été l’émerveillement de cette rencontre étrange et imprévisible avec le monde de l’autisme.

Évidemment, pour tenir et garder le cap, j’ai aussi une grande passion qui m’habite depuis ma plus tendre enfance : le cheval, animal fascinant qui a un code hors du commun pour communiquer ses émotions à l’homme.

C’est ainsi qu’après plusieurs recherches sur des expériences vécues, j’ai participé à l’élaboration et mise en place d’une activité équitation avec quatre jeunes de mon établissement.

Vous allez certainement penser que j’ai le goût du risque, peut-être, mais pas à n’importe quel prix !

Ce projet nécessite une attention particulière. La rencontre de ces jeunes adolescents avec le cheval peut présenter quelques dangers.

En  effet, ils ont chacun une façon particulièrement étrange d’appréhender le monde dont ils ne font pas partie avec leurs peurs et leur impulsivité.

Beaucoup de ces jeunes pourraient bénéficier de cette prise en charge car elle répond à nombre de besoins et favorise une complicité et confiance avec le cheval, patient, à l’écoute et amical qui entend et perçoit des choses que nous ne soupçonnons pas.

Cependant, nous devons rester vigilants et écarter d’office les cavaliers trop troublés manifestant des comportements dangereux auprès des chevaux qui pourraient mettre à l’épreuve notre projet.

Par mesure de précaution, nous choisissons donc des jeunes adaptés à cette proposition.

Nous devons aussi sélectionner le centre équestre susceptible de répondre à un encadrement pleinement sécurisant et professionnel.

Enfin, le choix des chevaux est primordial. Ils doivent être en adéquation avec les comportements et le mode de communication pas toujours standardisés des adolescents.

 

Une journée particulière à l’abri de presque tous les risques

Il est de coutume, après quelques mois de pratique de l’équitation dans le centre équestre choisi, d’organiser pour le groupe de cavaliers LA JOURNÉE PARTICULIÈRE de notre activité : une journée à cheval agrémentée d’un pique-nique.

 

Cet événement se met en place avec grande réflexion, échanges et discussions. Une fois que chaque jeune a pu instaurer avec leur monture une confiance absolue et une complicité à toute épreuve, nous pouvons, alors, proposer cette sortie.

Vient le moment de l’organisation. Tout est envisagé (ou presque !). Le parcours a été maintes fois pratiqué par la petite troupe. Nous choisissons ensuite la journée idéale : pas trop chaude, pas trop humide aussi, surtout pas orageuse ni trop ventée, car trop propice à l’excitation des jeunes, des chevaux, des insectes.

Nous éliminons, sans ménagement, la période des amours des grenouilles qui manifestent alors un enthousiasme exubérant, et pour les mêmes raisons, nous laissons dans leur box les juments du centre équestre.

Le jour de la semaine est fixé avec minutie, pas le mercredi, trop de monde, de ballons, de vélos, pas le lundi, trop de chiens. Bref, je vous passe tous les détails de nos précautions, préoccupations et préparatifs. Nous sommes enfin prêts, un adulte pour chaque cavalier et son poney et un grand désir de mener à bien cette journée.

 

 

Léonard, Caroline et Ténébro

Deux jeunes portent surtout mon attention et ne favorisent pas vraiment une nuit sereine la veille de notre excursion.

Léonard est un adolescent qui pratique cette activité depuis deux ans. Il est très attiré par les chevaux mais refuse catégoriquement de porter la bombe et de monter en selle.

Pourquoi insister ? Car il montre un vif intérêt à Ténébro, notre poney privilégié. Une réelle complicité s’est installée entre eux. Léonard est très observateur, il ne quitte pas des yeux Ténébro alors qu’il ose à peine nous regarder. Le plus petit mouvement d’oreille, frémissement de croupe fait tressaillir Léonard et Ténébro répond à chaque attention de Léonard comme s’il devenait le miroir de ses émotions. Léonard adore tenir Ténébro en longe et le balader. Une autre grande passion de Léonard est de déguster avec visiblement un grand plaisir les jeunes pousses d’herbe qu’il cueille sur son chemin au grand étonnement de Ténébro.

Caroline est ravissante, une frimousse à croquer, sauf que c’est elle qui croque tout ce qui passe à porter de sa bouche. Ténébro en a fait souvent l’expérience avec une admirable patience.

Caroline, une fois hissée sur le dos du poney, se laisse porter et tangue au rythme du pas du poney en affichant un sourire à pleine dent, radieuse.

Cet équipage peut paraitre en équilibre précaire mais à chaque fois que Caroline se trouve en position de déséquilibre Ténébro s’arrête et Caroline se repositionne pour poursuivre la balade.

Ténébro est le poney idéal, avancé en âge, il a une expérience à toute épreuve du public d’un centre équestre. Il reste calme, très à l’écoute, ne prenant aucun risque même s’il reste un équin et peut se montrer très cheval de manière imprévisible.

Pour cette journée particulière, nous décidons que Caroline monte en selle Ténébro, tenu en longe par Léonard et moi-même et, bien sûr, je ne les quitte pas des yeux. Les autres cavaliers prennent leur poney habituel et sont accompagnés, chacun, d’un adulte.

 

 

En un instant, mon cœur s’accélère jusqu'au point de rupture. J’ai cru mourir... de peur.

Le jour J arrive. Les premières heures sont stressantes et pourtant tout se passe à merveille. La quiétude de la journée accompagne notre balade. Le pique-nique est réjouissant. Les jeunes se régalent avec le repas traditionnel des casse-croutes à l’extérieur. Qu’importe, ils adorent !

Nous accordons un repos mérité aux jeunes, adultes et poneys, puis notre chevauchée reprend la route du retour. Nous avançons sur un chemin rectiligne, pas une branche ne dépasse, ni un chien ne divague. Je profite de l’ambiance estivale du moment. Quelques grenouilles s’amusent dans le petit canal bordé de roseaux que nous longeons tranquillement. Seule contrariété, Caroline, chaussée de bottes en caoutchouc, sème régulièrement ses souliers, ce qui impose des petits arrêts fréquents et une grande vigilance. C’est l’occasion rêvée pour Léonard de se laisser tenter par son affection débordante pour la dégustation d’herbes folles. Encore une halte qui finit par m’agacer et Léonard lâche la longe pour s’avancer dangereusement vers les roseaux. Il se penche, se penche encore et subitement disparait dans un « plouf » discret puis plus rien. Les roseaux ont plié, repris doucement, sans affolement, leur place comme s’ils n’avaient pas fléchi.

C’est incroyable, presque irrésistible car bien sûr Léonard devrait ressurgir immédiatement, son herbe à la main. Mais pas un mouvement, pas un signe de vie ne viennent me rassurer.

En un instant, mon cœur s’accélère, à la limite de la rupture. Mon dos est parcouru de frissons et une sueur glaciale, désagréable commence à parcourir mon corps.

J’appelle Léonard d’un ton suppliant et encore plein d’espoir. En vain. Je recule de quelques pas, tout en tenant Ténébro par la longe, monté par Caroline, imperturbable, un sourire carnassier aux lèvres. Là, horreur, mes jambes flanchent, tremblent, se ramollissent cruellement. Mon cœur ne tient plus qu’à un fil devant le terrifiant spectacle qui se présente à mes yeux. Sur la surface de l’eau du petit canal flotte une cloque flageolante, formée par une partie du tee-shirt rempli d’air de Léonard. Pas une ride sur l’eau n’anime ce macabre tableau.

 Je crie au reste de la troupe :

-          « Léonard est entrain de se noyer », grand éclat de rire,

-          « Bien sûr, il se noie dans une flaque d’eau ».

Ahurie, je me retrouve dans la même situation que les héros de séries américaines que j’avale goulument lors des jours de tempêtes de neige. Comme l’aventurier intrépide qui se retrouve devant une bombe prête à exploser, ficelée sur le torse d’une jolie victime avec juste quelques secondes pour évaluer et décider afin d’éviter une catastrophe magistrale.

Pour moi, c’est beaucoup moins spectaculaire, car trop réel. Dois-je lâcher Caroline sur Ténébro au risque qu’elle assouvisse son irrésistible envie de mordre et déclenche une peur panique chez Ténébro pour sortir Léonard de l’eau. Dois-je espérer que Léonard émerge subitement de sa léthargie,  animé par « mon instinct de survie ».  La décision est cruelle et je me précipite dans le canal car je frôle l’arrêt cardiaque, il faut agir.

Surprise, je me retrouve dans un liquide tiède, visqueux, verdâtre et nauséabond, de l’eau jusqu’en haut des cuisses. Je regarde stupéfaite et horrifiée Léonard, roulé en position de fœtus, immobile. Je tire brutalement son tee-shirt et Léonard surgit, les yeux étonnés, luisant, puant mais bien vivant. Je suis morte de peur, ouf, il respire, lentement mon rythme cardiaque reprend une allure vitale, je ressuscite !

Le reste de la troupe est là, nous regardant avec surprise, Ténébro et Caroline n’ont pas bougé, une fois de plus, ses bottes sont au sol. J’attrape Léonard dans mes bras, le serre si fort que je crois bien, que cette fois-ci il suffoque, étouffe, victime de mon étreinte. J’ai bien failli le tuer.

Nous finissons par rentrer, pleurant et tremblant, une nuée de mouches à notre poursuite, alléchées par notre odeur pestilentielle. Seule victime de cette aventure, mon portable a rendu forfait, il n’a pas supporté son bain de vase.

 

 

Epilogue

Les images de cette aventure sont restées gravées dans ma mémoire. Durant quelques semaines, j’ai éprouvé de la colère. Pourquoi Léonard a-t-il décidé de rester dans ce liquide répugnant ? Comment avait-il failli se noyer dans un verre de vase ? La colère a fini par passer. Il a fallu que j’admette que ces jeunes, que j’accompagne au quotidien, appréhendent notre monde à leur manière. Là où nous rebroussons chemin tant le danger nous paraît éminent, eux avancent tranquillement sans crainte visible, irrésistiblement attirés. Par contre, ils semblent affolés là où nous mettons tout en œuvre pour les rassurer, les protéger.

J’ai gardé une vigilance extrême auprès de Léonard, il a poursuivi l’équitation. Il a fallu trois années de pratique de l’équitation pour que Léonard décide, un jour comme un autre, après lui avoir demandé, une fois de plus, de mettre sa bombe et de monter Ténébro d’accepter ma proposition. Ce jour là, les larmes ont encore coulées mais elles avaient le goût de la joie et du bonheur. LE RISQUE EN VALAIT LA CHANDELLE !

Ce risque fait partie de mon quotidien. Les protocoles, notes de service, et autres aussi,  ils sont rassurants, assurantiels, anesthésiants, au pire, déculpabilisants, même intéressants et pertinents mais ils n’enlèvent en rien l’exposition aux risques du métier.

Je m’expose, je trébuche, j’évalue, rebrousse chemin, m’interroge, imagine, cherche, et surtout, je risque d’aller à la rencontre de l’autre même si, souvent, je meurs de « trouille ».

 

 

 

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