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Un peu haut dans les grammes

Un peu haut dans les grammes

 

 

Carré, le gars. Pas le genre à y aller par quatre chemins. Il s’est assis face à moi et d’emblée, il a annoncé la couleur : est-ce qu’on peut empêcher quelqu’un de picoler sans qu’il le sache ?

Mon cerveau n’est pas extensible, et bien que je sois habitué aux formulations les plus alambiquées, j’ai un peu de mal à comprendre ce que cet homme me veut. Je lui demande de me redire ça en langage compréhensible. Il explique :

Depuis quelque temps, il découvre à la maison, des bouteilles d’alcool dissimulées dans les endroits les plus improbables ; du faux-plafond de la cuisine à la chasse d’eau des W.C. Comme ils ne sont que deux, sa femme et lui, à habiter cette maison et que lui ne boit pas, il en déduit que c’est son épouse qui boit en cachette. Forcément.

Non, il ne l’a jamais vue ivre, mais elle est souvent somnolente. Non, elle ne boit pas à table, et non, ils n’ont aucun problème de couple. Bref, la vie est belle mais il y en a un(e) des deux qui picole en cachette.

Il est donc venu au C.M.P en espérant qu’on pourrait lui indiquer le nom d’un produit insipide, indécelable, qu’il pourrait introduire discrètement dans les bouteilles, et dont l’effet antabuse1 dégoûterait son épouse de l’alcool. Je n’ose pas lui dire d’emblée que si l’effet antabuse est gênant pour boire, il n’a rien de miraculeux, et que pour certaines personnes, on pourrait presque l’utiliser pour cautériser une jambe de bois. Je tente une réponse moins abrupte :

Pourquoi ne pas dire à votre épouse qu’elle peut venir me voir pour parler de son problème avec l’alcool ? (oui, je cause aussi le politiquement correct).

 

Ben non, elle ne voudra jamais avouer qu’elle boit.

Elle n’aura pas besoin d’avouer puisque je le sais déjà. Qu’elle vienne et on verra ça ensemble.

Là, j’aurais dû préciser que le terme «ensemble», ça visait la dame et moi. Dans mon esprit, c’était clair mais la semaine suivante, ils viennent tous les deux. Je tente bien de n’inviter que la dame à me suivre mais rien à faire, le mari la suit jusqu’à mon bureau. Il s’installe, lui indique l’autre fauteuil où elle s’assoit et attaque brutalement :

Vas-y, dis-le !

Elle pique le nez vers ses souliers et lâche doucement :

Je bois.

Soupir de satisfaction du mari. Faute avouée est à moitié pardonnée, pense-t-il, et avant pas longtemps, le couple va pouvoir repartir sur des bases solides d’où ils contempleront ensemble l’horizon de l’abstinence retrouvée. On sent que la semaine n’a pas dû être drôle pour la dame et qu’elle s’attend à déguster, tant ici qu’à la maison, jusqu’à l’expiation complète de ce pêché mortifère sinon mortel. Bon, pour le mari, ça n’a pas été drôle non plus, probablement, et il est en droit d’attendre que le verdict soit sévère et la pénitence à la hauteur de la faute. Je tente un coup de pied en touche en remerciant le mari d’avoir permis cette rencontre. Il a fait sa part du boulot et il peut aller s’offrir un verre de Pschitt2 au bistrot du coin en attendant que sa femme sorte de sa consultation.

Le mari hésite un peu. Il voudrait bien assister à l’exorcisme, après tout le mal qu’il s’est donné pour que cette rencontre ait lieu mais je ne lui laisse pas le choix. Il sort.

 

Elle paraît soulagée. Du départ de son mari et de la faute avouée. Sa tête se relève, et je constate qu’elle serait jolie, n’était-ce le teint brique qu’elle arbore et qui signe une pratique ancienne de l’alcool. Un minuscule sourire, proche des larmes, parvient à ses lèvres. Elle est prête pour le sacrifice.

J’ose un contre-pied.

Vous avez un métier ?

Elle me regarde, surprise. Elle a eu une semaine entière pour se préparer à la confession de ses turpitudes ménagères et voilà qu’on lui demande de parler boulot. J’explique que je suis incompétent en matière d’alcoologie et que des tas de gens dont c’est le métier pourront lui venir en aide dans ce domaine. Mais je m’y connais en souffrance, et je sais que quand on picole, c’est que ça souffre quelque part.

Je repose donc ma question. Oui, elle a un métier, et même un beau ; elle est relieuse d’ouvrages anciens mais avant de parler de ça, elle veut me promettre qu’elle ne boira plus jamais, juré-craché.

Je ne suis ni flic ni curé, et il n’y aura ni peine ni pénitence. Et puis si elle promet de ne plus boire et qu’elle ne respecte pas sa promesse, elle n’osera plus revenir me voir. Alors mettons-nous d’accord sur le contrat suivant : elle picole si elle veut ; elle peut venir à sa consultation même si elle est un peu haut dans les grammes, mais elle viendra. O. K ?

Elle est un peu interloquée mais elle accepte ma proposition. Et effectivement, pendant des mois, elle vient très régulièrement. Un jour, elle entre dans le bureau en s’excusant d’avoir les mains couvertes de peinture mais elle était en plein travail et elle n’a pas eu le temps de passer au lavage avant sa séance. Elle était en train de créer un papier à la cuve pour restaurer un vieux livre.

Papier à la cuve ? Qu’es aquo ?

J’apprendrai tout de l’Annonay, du marbré d’Allemagne, du Montfaucon, de l’œil de chat et du peigné coquille. Elle me dira comment elle dépose les couleurs dans la cuve, comment elle y glisse le papier et comment il se couvre d’irisations magiques avant de devenir page de garde.

J’apprendrai aussi comment on place une feuille d’or sur le coussin à dorer, en retenant sa respiration, comment on utilise le brunissoir d’agate et le pinceau à ramender sur un chagrin ou un maroquin. Elle me dira comment on approche le fer à dorer de sa joue pour savoir s’il est à bonne température.

Je la regarderai s’animer, laissant ses mains voleter pour mimer les gestes précieux de son métier et je découvrirai avec elle le vocabulaire intime des relieurs. Oh, bien sûr, ça ne sera pas un chemin de roses, et nous aurons parfois des séances pénibles, où l’élocution pâteuse gâchera le plaisir des mots mais au fil du temps, ivre ou sobre, elle prendra plaisir à me raconter, à se raconter.

Outre son métier, elle me dira aussi la tristesse du lotissement où son mari a choisi d’habiter ; les enfants qu’ils n’auront pas «par ma faute», dit-elle, et l’ennui des dimanches interminables chez ses beaux-parents.

 

Pourtant, depuis quelque temps, j’ai remarqué qu’elle change. Elle est devenue coquette, le teint rouge de son visage s’est éclairci. J’ignore si elle a consulté pour se faire aider à moins boire car elle ne me dit rien à ce sujet mais à l’évidence, quelque chose est né en elle. On ne peut pas vraiment parler de métamorphose ; c’est plus ténu que ça. Un petit quelque chose qui se jouerait sur «l’autre scène» et dont l’effet se verrait ici.

 

Elle est arrivée à sa séance avec un gros sac de toile à l’épaule, et qui semble contenir un objet fragile car elle le pose avec délicatesse sur le coin du bureau.

Je voudrais vous présenter mon dernier bébé.

Elle enfile des gants de coton et déplie précautionneusement un tissu blanc qui laisse apparaître un grand in-quarto relié de peau beige et doré au fer. Elle ouvre le livre pour me montrer la page de garde multicolore «c’est du peigné coquille» et son visage est illuminé, toute a sa joie qu’elle est, d’avoir mené à bien un travail si difficile.

Oui, c’est un travail difficile qu’elle a accompli, dans son atelier ou dans le mien. Il reste pas mal de route à faire mais elle est sur un chemin dont la pente s’est adoucie. Nous contemplons longtemps le résultat de tant d’heures d’attention. On lui a confié un grand malade, décousu, abîmé, à la peau usée, et elle lui a donné une seconde vie.

C’est un peu comme une résurrection !

Elle n’a visiblement pas entendu les mots qu’elle vient de prononcer mais entendre à travers les mots, c’est mon boulot, pas le sien. Du moins, c’est ce que je pense à ce moment, quand elle me dit :

Et vous savez quoi ? Je me suis rendu compte ce matin qu’il y a des mois que je n’ai pas picolé !

 

Je la regarde, assise devant son chef-d’œuvre, gants blancs et bas noirs, une mèche de cheveux rebelle sur le front et un regard pétillant d’enfant qui fête un improbable Noël. C’est ça, les artistes. Des gens qui sont capables de faire naître un marbré d’Allemagne ou un peigné coquille sur une feuille blanche avec quelques gestes de magicien… et une infinie patience.

1 Certains médicaments provoquent, lors de la prise d’alcool, des troubles très désagréables, à type de nausées, tachycardie, vaso-dilatation du visage, vertiges, etc. Ils sont sensés amener un dégoût de l’alcool et par suite, une abstinence forcée.

2 Pour les plus jeunes, le Pschitt était autrefois une boisson gazeuse qui piquait très fort le nez, comme le Vérigoud. C’était dans un autre siècle…

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