Le collectif a-t-il encore un sens dans un médico-social où règne l'individuel?
Un « individu » : c'est quoi, c'est qui ?
Si l'on se réfère à l'étymologie, individu, c'est ce qui n'est pas divisible, qui n'a pas de sous-espèce. En ce sens l'homme est un individu, un échantillon, il n'y a pas de sous-espèce humaine (encore que certains le pensent!)
Mais, dans le langage courant, un « individu », c'est celui qu'on ne nomme pas, qui justement n'est pas situé du côté de l'humain. Ainsi la police parle couramment d'un « individu » lorsqu'elle évoque un suspect, quelqu'un de « louche »... comme si l'on ne pouvait le nommer une « personne » !
Dans le dictionnaire, « individu » est opposé à « collectif »...
Faut-il dès maintenant le dire et l'affirmer, cette opposition n'a pas de sens... un individu qui serait seul, séparé des autres... est-ce-possible ? Même sur le plan biologique, les atomes qui nous constituent ne sont pas nôtres... ils sont « poussières d'étoile » comme le dit Hubert Reeves !
« Je est un autre » disait Rimbaud, il y a de l'autre en nous.
Lacan soutenait que nous sommes constitués de trois instances :
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le « réel », c'est ce à quoi nous n'avons pas accès, ce qui nous échappe en permanence, l'organique... C'est peut-être justement ça l'individu, la réduction de la personne à sa seule expression organique, l'assemblage de ses organes... c'est sans doute à cela que l'on réduit l'homme dans les approches uniquement génétiques, neurologiques... et qui n'envisagent sa « réparation » que sous ce seul angle comme s'il suffisait de changer les organes ou de reprogrammer le cerveau...
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Il y a aussi « l'imaginaire », celui que l'on voit dans son miroir quand on se regarde. Or celui que l'on voit, ce n'est pas nous, c'est un autre, ne serait-ce parce que l'image est inversée et que nous ne nous voyons jamais par nous-mêmes. On sait que sur une photo nous ne nous reconnaissons pas parce que nous avons l'image que voient les autres de nous à travers l'objectif de l'appareil. Cette image de nous-même c'est le narcissisme (secondaire) dans lequel on peut s'aliéner, rechercher en permanence cette image qui se dérobe... cf. le mythe de Narcisse qui se noie dans cette image.
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Et enfin il y a le « symbolique », c'est le « grand AUTRE », celui qui nous dit que c'est nous dans le miroir, qui nous formate dans la culture, qui nous assigne une place dans le social....
Donc quand je dis « moi », je parle de quoi :
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d'un assemblage de cellules ?
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d'une image de moi ?
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de l'autre qui me nomme ?
La plupart du temps de tout ça, et ça fait un sujet...
Mais un sujet toujours imparfait, mal foutu... un sujet « barré » pour Lacan... un sujet qui « se barre tout le temps » !
Donc si l'individu n'existe pas... il existe un SUJET. Alors pourquoi ne pas remplacer dans notre vocabulaire le terme individuel par « subjectif »... Au lieu de faire un projet « individuel », (ou individualisé comme c'est la mode) penser un projet subjectif, ou mieux SUBJECTIVANT !
Aider l'autre à se débrouiller avec sa subjectivité, qui de toute façon est « mal foutue »... mais dans les situations de handicap ou maladie, cette subjectivité est peut-être un peu plus fragile, précaire... atteinte dans bien des cas de « polymalfoutose » comme le dit Olivier Rachid Grim.
Mal foutue à plusieurs niveaux :
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le corps dans son organicité
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l'image de soi
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le regard et la nomination des autres
Donc le collectif est constitutif de notre subjectivité. Cette subjectivité ne cesse d'exprimer de l'autre en nous et cherche l'autre en permanence pour SE retrouver.
Sans l'autre je n'existe pas... c'est le primat de la relation ou pour employer un autre mot : le TRANSFERT. Un sujet non relationnel ou non transférentiel, ça n'existe pas.
Dans notre travail d'accompagnement, nous sommes donc sans cesse confrontés à ces subjectivités en difficulté ou en souffrance (en attente de pouvoir se débrouiller un peu mieux avec leur propre subjectivité), et aider les personnes revient à travailler avec ce seul outil qu'est le transfert.
Le problème c'est qu'on a érigé la relation individuelle en seule possibilité d'aider ces personnes handicapées ou malades mentales, sans doute réminiscence d'une relation duelle mère-enfant idéalisée ou bien encore modèle de la cure analytique classique qui, rappelons-le, est adapté aux névroses !
Mais ce modèle de la relation individuelle persiste dans notre secteur, notamment autour de la pratique du « référent », comme si ce seul intervenant pouvait à lui seul résoudre le problème... On observe aussi dans beaucoup d'établissement le recours au « psy » quand un usager ne va pas bien... comme si le fait d'aller voir en relation individuelle un « psy » allait le « réparer » et le rendre aux éducateurs en « bon état » !
C'est un leurre de penser que le transfert uni-focal, unidirectionnel... sur la seule personne du référent ou du psy ou de l'éducateur serait opérant. Ce type de transfert est impossible, voire dangereux dans la plupart des pathologies mentales accueillies dans les établissements médico-sociaux. Rappelons simplement quelques modalités transférentielles :
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dans les formes autistiques : transfert « démantelé » (Meltzer), « bouts » de corps, accrochages uni-sensoriels, dispersion, adhésivité... « adhésiles » comme le dit Pierre Delion.
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dans les formes psychotiques : transfert morcelé, éclaté, clivé, identification projective amour/haine... « projectiles » toujours selon Pierre Delion.
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dans les formes anaclitiques : transfert exclusif, massif, destructeur, dévorant...
Le travail des professionnels consiste alors à recueillir ces multiples modalités transférentielles qui s'expriment dans les diverses rouages institutionnels, tant envers les éducateurs et soignants qu'envers les autres usagers.
Il ne peut y avoir qu'un traitement collectif du transfert dans l'institution (ou, autrement dit, dans le tissu relationnel qui se déploie dans l'établissement et dans ses « entours »)
Mais pour cela, il faut organiser, institutionnaliser le collectif qui va accueillir et « traiter » le transfert.
Il y faut donc des « opérateurs » collectifs, des groupes, des « clubs » (pour reprendre le vocabulaire de la « psychothérapie institutionnelle ») qui vont se mettre en place autour des questions liées aux relations interpersonnelles : la vie quotidienne, les loisirs, les activités...
Signalons au passage que cette question des groupes est presque tombée en désuétude, on ne sait plus trop organiser et animer des groupes dans le travail thérapeutique et éducatif. Trop souvent on confond groupe et uniformisation, « tous pareils » (ce n'est plus un groupe mais un « tas de gens » comme disait Jean Oury, ou alors une « caserne » comme disait Fernand Oury et Jacques Pain à propos de l'école)
Les groupes ou « clubs » vont organiser l'hétérogénéité, et déplacer les modalités transférentielles habituellement pathologiques vers d'autres objets, vers d'autres relations...
Ainsi des « compétences » habituellement dévalorisées ou même délétères dans un contexte individuel peuvent être recevables et acceptées dans un fonctionnement de groupe (on pense à un « voleur » à qui peut être confiée la gestion de la caisse!)
Des personnes ayant une faible image d'elles-mêmes peuvent être reconnues et valorisées dans des tâches groupales où elles peuvent prendre des responsabilités...
Les conflits, au lieu de se traiter dans un face-à-face avec le professionnel peuvent se jouer et trouver des voies de règlement dans des instances groupales (le conseil).
Des co-étayages entre usagers peuvent se déployer dans la vie du groupe...
Le groupe permet de déplacer la relation souvent verticale entre l'usager et le professionnel...
Les groupes ou clubs sont donc des « filets à transfert » aptes à recueillir les diverses modalités transférentielles : « l'agité » est plus calme dans le groupe d'animation, le « voleur » ne vole pas dans la caisse collective, le dépressif participe, même de loin, au groupe loisirs, le « débile » montre des compétences insoupçonnées... même celui qui paraît en marge du collectif est inscrit dans le tissu relationnel, à sa façon !
L'inscription dans les collectifs n'est alors pas quantitative mais QUALITATIVE sans préjuger de la façon dont chacun va y déposer un peu de son transfert.
Ces « filets à transfert » renvoient à une modalité particulière d'accueil au sein de l'équipe de ces parcelles, bouts, morceaux de transfert. Ces transferts multi-focaux, multidirectionnels, parfois dissociés... sont recueillis par des professionnels tous différents, hétérogènes eux-aussi... Ce sont toutes ces modalités différentes, parfois contradictoires, qui constituent ce que Jean Oury et François Tosquelles appelaient la « constellation transférentielle ».
Le travail d'équipe consiste donc à travailler sur ces contre-transferts, à les réunir pour redonner une unité à la personne, pour changer de regard (« remuer le contre-transfert institutionnel » comme disait Tosquelles !) et ainsi éviter de lui retourner en miroir son morcellement, son éclatement, sa dissociation... et en ce sens, il s'agit bien d'une « psychothérapie » mais non individuelle, « INSTITUTIONNELLE ».
Ce travail en équipe suppose que l'on accepte aussi l'hétérogénéité des professionnels, que la supposée « cohérence » (qui sous-tend souvent l'uniformisation, le « tous d'accord »!) ne soit pas un dogme mais une dynamique... Cela relativise aussi bien entendu le « référent » comme l'UN capable de tout tenir de cette complexité transférentielle.
L'ÉDUCATIF lui-aussi s'inscrit dans cette logique groupale. Il n'y a pas d'éducateur qui « éduque », mais l'éducateur qui aide, favorise le « conduire au dehors » (selon l'étymologie) dans le monde social. C'est donc dans le collectif que quelque chose d'éducatif peut se déployer et l'on retrouve ici les techniques groupales telles que Freinet, Fernand Oury et d'autres ont développées... (groupes coopératifs, conseils...)
Souvent l'on entend cette phrase dans les établissements à propos de tel ou tel accompagnement individualisé: « OUI MAIS Y'A LE GROUPE ! » ou « IL N'EST PAS TOUT SEUL ! » sous-entendu : « ou c'est l'un ou c'est l'autre mais pas les deux à la fois ! ».
Soulignons encore une fois ici combien cette dualité est stérile.