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La caissière du grand café

 

 

 

La caissière du grand café

 

Elle a… allez, on va dire quarante cinq ans. Petite, jolie, avec des cheveux frisés qui frôlent ses épaules et de grands yeux clairs. Un poil de maquillage, mais à peine, comme une aquarelle un peu délavée. Elle s’est assise sur le bord du fauteuil, les mains croisées sur ses genoux serrés ; on dirait qu’elle attend que je lui serve une tasse de thé. Son sourire est franc, tranquille. C’est rare, un sourire tranquille dans mon bureau. D’habitude, quand on vient consulter, c’est que toutes les autres techniques ont échoué et que dans l’espace psychique, ça ne négocie plus. Fiasco chez la cartomancienne, le numérologue, le marabout. Bref, c’est un peu le port de l’angoisse, mon cagibi du C.M.P. ; et une première séance qui commence par un sourire, c’est peu fréquent.

Mais elle, non. Si angoisse il y a, elle est bien cachée.

 

Je m’installe à mon tour ; et pour lui laisser le temps de trouver ses mots, je bricole des trucs sur mon bureau, juste pour lui montrer que j’ai le temps, que rien ne presse. Je guette ce moment que nous connaissons bien : une prise de respiration un peu plus forte, qui annonce que les premiers mots sont près de sortir.

Comme rien ne se passe, je suis bien obligé d’arrêter de tripoter mon agenda, mon stylo et de me tourner vers elle. Elle n’a pas bougé. Même visage souriant, mêmes yeux grands ouverts dans lesquels aucune inquiétude ne se lit.

 

Oui, je sais ; je pourrais lui poser quelques questions, si elle est mariée, si elle a des enfants. Des fois, ça amorce la pompe et les mots arrivent ensuite spontanément. Je fais ça, parfois, quand l’inquiétude est forte et le silence pesant. Mais là, rien. J’ai tellement l’habitude de voir des mains crispées, des bouches tremblantes, des yeux égarés, que je suis un peu soufflé de cette quiétude qui me fait face. Dans ma tête, une idiotie arrive : «c’est la caissièredu grand café». Elle a toujours le sourire, on dirait une femme en cire, etc. etc. Oui, une jolie femme en cire, quiète et souriante. Ne serait sa tenue réservée, ses genoux bien serrés et ses mains jointes, je dirais qu’elle est offerte. C’est ça : offerte. Pas dans un donne-à-voir hystérique —œillades, lèvre qui tremble, soupirs et mouchoir en boule—, non, comme un cadeau, plutôt. Ah, je ne sais plus quoi penser et ça commence à me titiller, cette femme en cire qui ne rentre pas dans les cases cliniques habituelles.

 

Il y a bien cinq minutes qu’elle est posée en face de moi et elle n’a pas encore pioché dans la boîte de mouchoirs. C’est un signe, ça. Signe de quoi, je ne sais pas mais j’aimerais bien le faire coïncider avec d’autres signes que je connais déjà ; du classique, quoi. Il ne faut pas des années d’expérience pour avoir fait le tour de presque toutes les entrées en matière de la première rencontre au C.M.P. Depuis le dérisoire «c’est pas pour moi, c’est pour une copine», jusqu’au belliqueux «moi, les « pychâtres », je les aime pas», c’est du familier, du balisé. On sait faire, quoi. Là, je suis dans l’inconnu, le Unheimlich.

 

Du coup, c’est moi qui m’agite. Le nez qui gratte, la crampe dans la jambe. Je décroise mes guibolles et les recroise dans l’autre sens. Je compte jusqu’à cinquante dans ma tête, je renifle, je nettoie mes lunettes ; bref, je la trouve un peu saumâtre. Et toujours cette chanson qui trottine dans mon cerveau «avec son p’tit chignon toujours si bien coiffé, c’est lacaissière…» et qui commence à me saouler un peu.

 

 

Bon, on ne va pas y passer le réveillon, quand même ! Je décolle mon dos du fauteuil et je me penche vers elle. Je ne sais pas encore ce que je vais lui dire mais il faut que je dise quelque chose car cette histoire sans paroles devient surréaliste.

Je sais bien que le silence dans les séances est un discours comme un autre. Il s’installe peu à peu, au fil des mois, parfois reposant et parfois douloureux. C’est le temps des échanges de gargouillis d’estomac (oui, je consulte aussi entre midi et deux heures), des raclements de gorge, des introspections. On connait tout ça par cœur. Mais elle, à part le bonjour qu’elle m’a donné en sortant de la salle d’attente, je n’ai pas encore entendu le son de sa voix.

 

Je sais ; je vais lui dire : «Alors ?». C’est aussi un bon truc, le «alors ?». En général, ça décoince les bobines emmêlées, comme quand on fait un reset sur un appareil récalcitrant. Je prends ma respiration…

- Alors ?

… Sauf que c’est elle qui le dit, le «alors ?». Je suis tellement surpris que je la regarde bêtement, bouche ouverte, avec mon «alors» à moi encore accroché à la langue. Sa voix est harmonieuse, souriante, comme son visage. Toujours aucune trace d’inquiétude chez elle. Par contre, en moi, je sens l’urgence de découvrir le bouton secret qui remettra mon psychisme en ordre de marche. En passant, je fais un petit coup de parano, genre «pas possible, elle lit dans tes pensées !» On se calme, on se calme. J’embraye, mais mollo car je ne suis pas encore bien remis après ce coup franc dans la lucarne. Je dis :

- Alors quoi ? (Pas très fin, mais je n’ai que ça sous la main, présentement).

Elle me regarde gentiment, toujours souriante. Elle sépare ses mains, et pointe un index vers sa tempe :

- Alors, vous en pensez quoi ?

Penser est bien la dernière chose que je me sens capable de faire en ce moment. Pendant presque dix minutes, nous nous sommes regardés (enfin, surtout elle) sans échanger un seul mot, sans qu’elle fasse le moindre geste, et là, d’un coup, il faudrait que je pense quelque chose de définitif ? Toujours aussi pertinent, je dis :

- Penser quoi de quoi ?

Je vois bien son index qui tourne près de sa tempe, pour m’indiquer que c’est là que ça se passe, mais rien à faire, mon logiciel système ne suit visiblement pas la même logique que la sienne. Elle répète :

- Qu’est-ce que vous en pensez ?

Là, je me fais in petto la promesse solennelle de m’enfermer chez moi et de n’en ressortir que lorsque je pourrai réciter le Henri Ey par cœur, à l’endroit et à l’envers. Pourquoi ai-je été aussi fainéant pendant mes études ? Un tel cas clinique doit bien s’y trouver, avec une séméiologie répertoriée et un diagnostic ad hoc. Je rends les armes :

- Je ne sais pas, Madame. Je ne comprends pas ce que vous me demandez.

Alors elle m’explique, et du coup, je comprends mieux. Avant de venir me voir, elle a rencontré plusieurs «techniciens», dont une numérologue connue et même un psi (avec un i) qui lui a fait des passes magnétiques, mais sans résultat. Puis une amie lui a dit qu’au C.M.P. il y avait des gens sympas, qui pourraient peut-être l’aider. Elle est donc venue à la permanence et c’est tombé sur moi ce jour-là. Elle s’est assise dans mon bureau et elle m’a ouvert son esprit pour que je puisse y lire à volonté, trier le bon grain de l’ivraie et le remettre en route après nettoyage. Du coup, je réalise le pourquoi de cette immobilité silencieuse et quiète. Elle me dit même qu’elle ne bougeait pas pendant l’examen pour ne pas me distraire et pour que je puisse travailler en paix.

 

Madame, en croyant qu’un psy peut lire dans les pensées, vous m’avez fait toucher du doigt l’alpha et l’oméga de notre métier. Non, nous ne lisons pas dans les esprits, même si certains parmi nous n’auraient pas besoin d’être poussés très fort pour s’imaginer qu’ils le peuvent. Si, si, réfléchissez ; il arrive parfois que nous prenions nos désirs pour la réalité de nos patients, comme si ces derniers étaient transparents, attendant que nous remplissions de projets éducatifs et normatifs un psychisme un peu (ou beaucoup) en déshérence. La garantie qu’une part opaque (et vitale !) demeure chez ceux qui nous sollicitent est indissolublement liée à une nécessaire transparence de l’institution. Il importait que ce fût dit.

 

R. Kowalyszin.

 

 

 

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